Les conjoints de commerçants d’immeubles font de fait l’objet d’une surveillance particulièrement stricte de la part de l’administration des impôts. La contribution suivante s’interroge sur les conséquences fiscales des transactions immobilières dès lors qu’elles sont effectuées par le conjoint d’un commerçant d’immeubles.
Les raisons qui font d’un contribuable un commerçant d’immeubles ont été clarifiées depuis longtemps, même si la pratique et la jurisprudence donnent régulièrement (et continueront de donner) lieu à des conflits. Selon la jurisprudence du Tribunal fédéral, on est en présence d’un commerce d’immeubles imposable quand le contribuable n’effectue pas seulement des achats et des ventes occasionnels d’immeubles dans le cadre de sa gestion de fortune privée, mais s’y adonne de façon systématique dans l’intention de générer des bénéfices, c.-à-d. quand il déploie une activité qui vise un gain dans sa globalité. La pratique et la jurisprudence ont élaboré différents critères afin de faire la distinction entre la gestion de fortune privée et l’activité lucrative indépendante. Sont envisageables comme indices d’une activité lucrative indépendante dans le domaine immobilier la nature systématique et planifiée de la démarche, la fréquence des transactions immobilières, le lien étroit entre une opération et l’activité professionnelle du contribuable, l’utilisation de connaissances techniques spécialisées, la durée de détention, l’utilisation de fonds de tiers importants pour le financement des transactions ou la réalisation dans le cadre d’une société de personnes. Chacun de ces indices peut suffire à fonder l’hypothèse d’une activité lucrative, en combinaison avec d’autres, mais aussi parfois à lui seul. L’ensemble des circonstances devra toujours être apprécié afin de déterminer s’il y a bien une activité lucrative.1
Il convient de garder à l’esprit que la révision de la loi de 1995 a clarifié le fait que les bénéfices imposables étaient toujours réalisés sur la fortune commerciale.2 Quiconque dépasse donc, lors de l’acquisition ou de la gestion de ses immeubles, les limites d’une stricte gestion de fortune, crée ainsi une fortune commerciale, même si nous savons d’expérience que le service des contributions commence généralement par ignorer ce fait et n’entend percevoir des impôts consécutifs à la vente d’éléments de la fortune commerciale qu’à la vente ultérieure d’un immeuble.
La présente contribution ne vise pas à remettre en question cette jurisprudence et son application souvent problématique (même si certaines questions n’ont pas encore été clarifiées). Elle vise uniquement à se pencher sur la question de savoir si des conséquences fiscales, et lesquelles, sont engendrées par les transactions immobilières, si elles sont opérées par le conjoint3 d’un commerçant d’immeubles, que ce soit lors de la vente d’un immeuble, mais aussi seulement s’il procède à l’entretien d’un immeuble.
Le principe de la taxation des conjoints stipule que les conjoints non séparés sont imposés ensemble, mais que chaque conjoint est un contribuable indépendant, ayant les mêmes droits.4 Le principe constitutionnel de la liberté personnelle représente en fait déjà une contrainte en ce sens.5 Il s’ensuit ou devrait du moins s’ensuivre que la situation fiscale de chaque conjoint soit évaluée séparément. Le Tribunal fédéral l’a confirmé en ce sens lorsqu’il a retenu qu’il n’était pas possible «sans autre forme de procès de tirer des conclusions de l’activité du mari concernant son épouse».6
Si un conjoint vend un immeuble enregistré à son nom, le fait que l’autre conjoint soit commerçant d’immeubles ou qu’il serait imposé comme commerçant d’immeubles en cas de vente, p.ex. du fait de son activité professionnelle, ne doit pas être déterminant. Les conditions de l’imposition doivent donc être examinées chez le conjoint procédant à la vente.
Il n’y a pas de doute quand la vente par le conjoint procédant à la vente présente un lien étroit avec l’activité professionnelle du contribuable. Par ailleurs, la nature systématique et planifiée de la démarche, l’accumulation de transactions immobilières, l’utilisation de connaissances techniques spécialisées, la durée de détention ou l’utilisation de fonds de tiers importants pour le financement des opérations7 ou la réalisation dans le cadre d’une société de personnes peuvent également être des indices en faveur de l’hypothèse d’un assujettissement à l’impôt. Dans ce cas, le conjoint est lui-même un commerçant d’immeubles.
Ce n’est évidemment pas toujours le cas. Une décision de l’ancienne Commission de recours fiscale8 du canton de Zurich du 4 novembre 2010 prête à polémique à cet égard. L’épouse avait vendu un immeuble en 2005. Elle l’avait fait construire en 1982 et avait chargé de sa construction la société en nom collectif dont son époux était associé qui avait une entreprise de bâtiment. La Commission de recours fiscale avait confirmé l’assujettissement à l’impôt au motif que l’épouse avait chargé la société en nom collectif dans laquelle son époux détenait une participation de la construction sur le terrain, ayant ainsi agi non seulement comme propriétaire foncier désireux de générer un rendement grâce à la location future, mais ayant aussi préservé les intérêts économiques communs, conformément à l’art. 159 al. 2 CC.9 Le mandat aurait ainsi non seulement comporté des éléments du contrat d’entreprise, mais aussi de la société simple. La Commission de recours fiscale en a dès lors conclu qu’il s’agissait d’une démarche en consortium (dans lequel au moins l’une des parties prenantes était commerçant d’immeubles).
Si l’on s’en tient à cette motivation, l’épouse ayant procédé à la vente aurait déjà eu le statut de travailleur indépendant dès la construction de l’immeuble en 1982 et l’aurait conservé depuis et l’immeuble aurait toujours fait partie de la fortune commerciale. En réalité, l’immeuble a toujours été imposé dans le cadre de la fortune privée, en raison de la seule gestion.
Le simple fait que l’épouse ait donné le mandat d’une part et que l’époux détenait une participation dans la société en nom collectif d’autre part suffit-il à créer un rapport consortial entre les époux? La construction d’un rapport consortial en tant qu’obligation de droit civil censé veiller au bien du ménage est sujette à caution. Elle doit être rejetée, car sinon la limite tracée par le droit fiscal et constitutionnel entre les conjoints tomberait à chaque fois en cas d’échange de prestations économiquement proches entre les conjoints et déboucherait au final sur l’hypothèse d’un rapport consortial. A l’inverse, cela aurait p.ex. pour conséquence qu’un conjoint qui soutient l’autre financièrement en cas de marche des affaires négative, et on peut alors vraiment parler d’assistance entre époux, pourrait simplement provisionner les fonds prêtés ou les faire valoir comme perte commerciale. Il y a fort à parier que le service des contributions ne verrait pas les choses ainsi. Il serait juste que l’on suppose alors chez les conjoints un rapport consortial si ces éléments typiques étaient également réunis lors de l’examen global requis. Cela pourrait typiquement être supposé dans un projet de construction à court terme, mais certainement pas pour un investissement à long terme. Dans le précédent évoqué, le service des contributions l’a d’ailleurs interprété ainsi, en acceptant la déclaration comme fortune privée pendant des décennies.
L’épouse a-t-elle été au-delà de la simple gestion de fortune dans le cas présent? Cette limite n’est assurément pas dépassée par la construction d’un immeuble en concluant un contrat d’entreprise avec une entreprise de bâtiment tierce (faute de quoi une règle pratique correspondante devrait s’appliquer de façon générale). Devrait-il en être autrement uniquement parce que le mandat a été confié à la société en nom collectif de l’époux? Dans le cas ci-dessus, la Commission de recours fiscale a invoqué la jurisprudence du Tribunal fédéral, selon laquelle un conjoint qui met à la disposition de son partenaire un terrain pour son activité lucrative indépendante déclenche l’assujettissement fiscal. Or la conclusion d’un contrat d’entreprise pour la construction d’un immeuble qui est ensuite également géré en tant que tel ne constitue cependant pas une «mise à disposition» d’un terrain, mais un échange de prestations. Il importe peu que le travail soit exécuté par l’époux ou par un tiers, faute de quoi les époux seraient discriminés. On peut également se demander comment auraient statué le service des contributions et le Tribunal si la vente effectuée des années plus tard se serait soldée par une perte et non par un bénéfice.
Il en va de même de l’entretien de l’immeuble. Un entretien régulier ou périodique constitue une action nécessaire à la gestion de la fortune. Là encore, le fait de mandater l’époux ou son entreprise ne doit pas être désavantageux. Le risque va toutefois encore au-delà. La limite entre la simple gestion de fortune et l’activité imposable est rapidement franchie. Quiconque divise p.ex. certains objets en parcelles lors de la gestion de ses immeubles, procède à des divisions réelles, vend certaines unités ou étages après la construction d’immeubles, dépasse au final rapidement la limite avec l’activité imposable, ce qui a pour conséquence de transformer l’ensemble de sa fortune immobilière en fortune commerciale.10 Le conjoint d’un commerçant d’immeubles serait donc bien avisé de faire preuve de retenue dans la gestion de ses immeubles.11
En conclusion, on peut dire que la situation des conjoints doit être examinée séparément lors de l’appréciation fiscale. Ceci conformément au droit fiscal et constitutionnel en vigueur et cela répond d’ailleurs à une exigence du Tribunal fédéral. L’obligation de droit civil de veiller au bien du ménage ne doit pas servir de prétexte au dépassement de ce cadre afin de supposer un rapport consortial. Le droit en vigueur ne doit pas non plus être invalidé par le simple échange de prestations entre les époux. Si aucun élément dépassant la simple gestion de fortune ne s’ajoute à l’acquisition ou à la gestion des immeubles, qui justifierait l’hypothèse d’un commerce d’immeubles, les immeubles du conjoint du commerçant d’immeubles appartiennent à la fortune privée. Si le service des contributions et les tribunaux maintiennent cette pratique extrême comme dans le précédent ci-dessus, elle devrait par conséquent s’appliquer non seulement à l’avantage, mais aussi au détriment du fisc.
- Entre autres: ATF 125 II 113.
- Martin Arnold, Nichts Neues unter der Steuersonne? ASA 67, p. 593 ss.
- Typiquement l’épouse, même si la formulation est neutre ici.
- Richner / Frei / Kaufmann / Meuter, Handkommentar zum DBG, 2e édition, N. 8 à propos de l’art. 9.
- Art. 10, al. 2 Cst.
- ATF du 26 septembre 1997 (2P.360/1995), consid. 3a.
- ATF du 26 septembre 1997 (2P.360/1995), consid. 3a.
- Tribunal fiscal aujourd’hui.
- Art. 159, al. 2 CC: Les époux s’obligent mutuellement à en assurer la prospérité d’un commun accord et à pourvoir ensemble à l’entretien et à l’éducation des enfants.
- Cf. l’ATF explicite du 9 novembre 2004 (2A.193/2004), consid. 4.2.1.
- Cf. p.ex. la décision fiscale 2011 B23.1 n° 69.